Loup-garou au XII° siècle
Oh... La belle histoire de loup que celle-là ! La bibliographie européenne et judéo-chrétienne du loup et des créatures fantastiques qui lui sont apparentées est tellement remplie de contes et récits en tous genre où l'ancêtre du chien a le mauvais rôle ! Mais pas cette histoire-là... Non, pas celle-là...
Pourtant, la femme qui a écrit le lai de Bisclavret vivait à la fin du XII° siècle. C'est loin, n'est-ce pas ? Autrement plus loin que le XVIII° siècle "des Lumières" et la "bête du Gévaudan"... Marie de France... On n'est pas bien sûr de son identité exacte. Elle aurait vécu en Angleterre une partie de sa vie (d'où son nom). Une gande partie de sa production littérraire consiste en traductions-adaptations de fables d'Esope (son "loup et l'agneau", puisque j'en suis à parler de loups, a un tonus très séduisant...). Dans le passage ci-dessous, il est question de bretons et de normands... Les duchés de Bretagne et de Normandie étant au coeur historique de "l'empire" des Plantagnêts, qui à cette date viennent de se porter au trône d'Angleterre.
Quand des lais faire m'entremet,
ne vueil ublier Bisclavret.
Bisclaret a nun en Bretan, On le nomme Bisclaret en breton
Garulf l'apelent li Norman. Garou l'appelent les normands
Jadis le poeit hum oïr Jadis, les gens racontaient
e sovent sulent avenir, et cela pouvait souvent arriver
hume plusur garulf devindrent bien des hommes devinrent garous
e es bocages maisun tindrent. et allèrent demeurer dans les forêts.
Garulf, ceo est best salvage; Le garou est bête sauvage
tant cum il est en cele rage, aussi longtemps qu'il est ainsi
hume devure, grant mal fait il dévore les homme, fait grand mal,
es granz forez converse e vait. et habite et parcourt la forêt profonde
Jusque là, me direz-vous, rien qui sorte de l'ordinaire (ou de l'extraordinaire), mais ceci n'est que le prologue (même pas entier). Permettez-moi donc un petit résumé, histoire de présenter les protagonistes de l'affaire...
La baronne est fort soucieuse... Son époux, le baron s'absente tous les mois pendant trois jours. Ceci mis à part, c'est un jeune seigneur apprécié de tous... Mais sa femme veut savoir, et... Et elle finit par obtenir des aveux : il se sait loup-garou et va se cacher pendant la métamorphose. Par malheur, il lui avoue aussi que s'il ne retrouvait plus ses vêtements à son retour, il ne pourrait plus redevenir humain.
Je pense que vous devinez la suite... La baronne, pas précisément ravie d'être mariée à un loup-garou, prend un amant, l'envoie voler les habits abandonnés par le garou, et puisque la voilà veuve, se remarie. (note à l'avis de Sherlock Holmes = le crime semble partait, n'est-pas ?)
C'est vendre la peau de l'ours du loup un peu vite et sans l'avoir dépecé... Car l'année suivante, alors que le roi est à la chasse, il voit venir vers lui un loup, qui s'arrête près de son cheval, attrappe son étrier et embrasse son pied comme le ferait un suppliant. Emerveillé, il ordonne que nul ne touche à l'animal, et voilà le bisclaret animal de compagnie du roi (et très aimé, mais là n'est pas la question). Suite à deux confrontations avec sa femme et le nouveau mari de celle-ci, et à deux crises de rage de la part de cet animal toujours si gentil, des soupçons viennent.
Là encore, vous devinez la suite... On donne de nouveaux habits au garou et on le laisse seul pour qu'il puisse se métamorphoser en paix (ça ne se fait pas en public, quoi!). Le roi est enchanté, car il avait beaucoup d'amitié pour ce seigneur (et le croyait mort!). La femme et son amant sont envoyés où ça leur plaira (on sait juste qu'ils ont eu des tas d'enfants très laids). Le lai ne le dit pas, mais on peut supposer que le baron va se remarier, et peut-être avoir des tas de petits garous ? Et pourquoi pas ? C'est lui le "gentil" dans cette histoire, non ? Et on lui a rendu ses terres, donc il lui faut un héritier.
Heu...
Bien que tout ça fasse déjà un peu longuet, je continue... Le garou-bisclaret de Marie de France peut aisément se rapprocher du thème, fréquent dans les romans médiévaux, de "l'homme sauvage", dont une des formes est la folie qui conduit l'homme à aller vivre dans les bois parmi les bêtes et de la même façon qu'eux (parmi les cas les plus connus : Merlin, Lancelot, Tristan).
Comme dans ces "folies", l'homme enfermé à l'intérieur de la bête se montre plus fort qu'elle. Ce n'est pas toujours le cas avec les "folies", d'ailleurs... Car en général, les "folies" des romans ne cessent qu'avec une intervention extérieure, ou bien à l'approche de la mort. Le bisclaret, lui, tout en ayant conservé malgré lui apparence animale, est resté humain au fond de lui... (note au passage = Que devient le bisclaret, pendant le temps où il est à la cour, les jours de pleine lune ? Marie de France n'a pas précisé comment il se conduit ces jours-là... Il semble que personne n'aie jamais remarqué chez lui quoi que ce soit d'anormal, mais peut-être, du fait qu'il est loup, trouve-t-on normal qu'il soit agité ces jours-là?)
Mais le lien tissé entre l'homme et la forêt est évident... La forêt profonde n'étant pas le domaine de l'homme, qui ne s'aventure que dans les parties où elle est peu épaisse.
Quoique... Quoique... L'ordre cistercien, nouvellement fondé est justement en train de se faire une spécialité du défrichage de petits bouts de forêts et de marais réputés complètement innaccessibles à l'homme. La "forêt profonde", domaine des esprits sylvestres, commence à se christianiser. Est-ce pour cela que garous et bisclarets, au XII° siècle, se raréfient ?